3.
Le café a été bu, le chariot retiré par le serveur, quelques coups de fil de routine passés. Assis dans ce qui (c’est elle qui l’a décidé) est déjà « son » fauteuil, Mr. Silvera feint de lire un journal.
Pyramides ou pas pyramides, cette lutte obstinée contre le temps lui semble vaine et contradictoire. Elle veut opposer les splendeurs d’un amour foudroyant, bouleversant comme un vers de Shakespeare, aux inévitables opacités d’une relation stable ; et néanmoins, comme lui (mais son cas est différent, la « stabilité », pour lui, est l’exception), elle se sent attirée par ces mêmes opacités : elle les provoque, les met en scène, elle ne sait pas renoncer aux petits riens affectueux de l’habituel, du permanent. Elle veut la tranquillité proche de l’ennui d’un après-midi de novembre à la maison ; elle veut le froissement rassurant des feuilles du journal, les anecdotes de la chronique citadine.
— Des gondoliers corrompus, lui communique-t-elle présentement, faisaient des livraisons de cocaïne en gondole, imagine-toi,
Des deux quotidiens que l’hôtel offre à ses clients italiens, elle a choisi pour elle le Gazzettino local, lui laissant l’autre.
— Mmm, fait Mr. Silvera, comme quelqu’un de profondément absorbé dans sa lecture.
En réalité, il n’a lu ni ne lira une ligne, parce que, dans sa condition particulière, les « dernières nouvelles » ont cessé depuis longtemps de l’intéresser. Il met dans sa poche, parfois, quelque quotidien ou hebdomadaire ramassé sur un siège d’avion ou dans un compartiment de train, mais seulement pour le feuilleter plus tard avec une indulgente curiosité, loin du lieu où il l’a trouvé, comme une sorte de souvenir désormais à l’abri de la mutation des jours. Rien, en revanche, ne lui paraît plus ennuyeux, plus vieilli, que le journal de ce matin.
Mais il se prête volontiers à cette feinte comme à toutes ses autres feintes, qui l’émeuvent, l’amusent même. Il la laissera recoudre le bouton pendant de son gilet. Il sortira chercher quelque chose de présentable à mettre ce soir. Il escortera la prestigieuse dame à la réception chez cette sotte, cette Cosima.
— Il y a eu un incendie à la Giudecca – c’est l’information qui lui parvient à présent. Un chat réfugié sur la corniche a été sauvé par les pompiers.
Il se résignera à être exhibé, scruté, commenté, car il est clair à ses yeux que l’inquiète dame ne désire pas, sinon dans une infime proportion, l’emmener avec elle par vanité, qu’elle ne le considère pas comme une « conquête » à exposer à l’envie du monde. Le besoin qui prévaut en elle est sans aucun doute celui – très naturel – de fournir des témoins détachés à une passion trop privée, trop intense, et pour cette raison incroyable ; et, de surcroît, elle s’ingénie à partager avec Mr. Silvera le plus grand nombre de choses possible, de « faire tenir vingt ans en vingt minutes », comme elle l’a dit elle-même.
— Pietro Lorenzon, né en 1899, a été enlevé à l’affection des siens. Avec une belle photographie, format identité, lui annonce-t-elle à présent.
Mr. Silvera bâille de bonne foi.
— Ces nécrologies des journaux de province, continue-t-elle, sont peut-être un peu lugubres, mais je dois dire qu’elles ne me déplaisent pas. Je trouve juste de savoir moi aussi quel visage avait Rosa Minetto, mère de famille, âgée de cinquante-six ans. Après tout, c’est intéressant.
— Mmm, fait Mr. Silvera.
— Regarde celui-ci : tu ne trouves pas qu’il ressemble à ton ami Fugger ?
— Fugger ?
— Celui du faux portrait. L’incompréhensible faux gentilhomme. Regarde.
Elle se lève et vient lui montrer la rubrique constellée de désolantes photographies. Hommes et femmes âgés, vieillards, une fillette. Et un jeune homme dans les trente ans qui ressemble fort peu, sinon pas du tout, au portrait de ce matin.
— Aldo Scalarin, âgé de trente-quatre ans, employé, lit-elle. Tu ne trouves pas qu’il lui ressemble ?
— Oui, ment Mr. Silvera. Le nez, effectivement…
— Mais toi, dit-elle, tu ne pourrais pas me raconter quelque chose de plus sur ce Fugger ? Quelque chose qui puisse expliquer…
— … comment il a fini dans la collection Zuanich ? Je suis absolument incapable de le comprendre. Je peux te dire que, quand je l’ai connu, il s’occupait de contrebande.
— De cocaïne ?
— De diverses substances. Mais c’est vraiment tout ce que je sais.
— Mmm, fait la soupçonneuse dame, en le fixant.
La cigarette glisse des doigts de Mr. Silvera, va se nicher dans une des poches du gilet, avant d’en être extraite, a le temps de causer un trou noirâtre de proportions irréparables.
Grande est l’agitation de la secourable dame, extrême son courroux.
— Non, mais ce n’est pas possible, regarde dans quel état il est, maintenant !
Elle arrache le bouton à moitié détaché, teste avec dédain la résistance des deux poches bâillantes.
— Non, il n’y a plus rien à sauver, il faut vraiment que tu te décides à le jeter !
Mr. Silvera acquiesce d’un air contrit.
— À moins que tu n’aies une raison spéciale de le garder.
— Non, non, se défend formellement Mr. Silvera, pas la moindre raison.
Très tendre est la sollicitude de la généreuse dame lorsqu’elle lui dit :
— Alors, tout à l’heure, quand nous sortirons, je t’en offrirai un : tu ne sais pas combien ça me ferait plaisir. Je peux ?
Mr. Silvera déclare que le cadeau le remplirait de joie lui aussi. Il ôte le vêtement délabré et, ce faisant, tente d’en reconstituer l’origine : si, Dieu sait quand, Dieu sait où, il l’a acheté lui-même, ou si dans une autre ville, en un autre temps, une autre femme le lui a offert pour ne pas être oubliée.